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Faut-il déboulonner Robinson Crusoé ? La question est légitime. Le héro croule sous les invectives marxistes : bourgeois, libéral, capitaliste, colonialiste, impérialiste, esclavagiste, matérialiste, individualiste, arriviste, puritain, évangélisateur, etc… et vacille du haut de son piédestal. Mais qu’est-ce qui justifie un tel acharnement connoté ? Et, vrai ou fake ne contribuent-ils pas à faire couler de l’encre et enrichir l’exégèse du mythe plus qu’à jeter le discrédit dessus, à rendre plus passionnante encore la controverse ?

D’abord, on ferait mieux de s’intéresser à son auteur plutôt que de fustiger sa créature. Explorer le contexte littéraire et la naissance du premier roman anglais. Sa dette vis-à-vis de la presse : Robinson Crusoé s’inspire du témoignage des mésaventures de Selkirk parues dans The Englishman sous la plume de Sir Richard Steele. Son style et son contenu didactique et moral : les lecteurs de l’époque sont friands de chroniques sur des sujets aussi divers que la médecine, l’éducation, l’art, la finance, la religion, etc. Sans oublier une matière plus intime : l’identification de l’auteur à son personnage. Il y a en effet du Defoe dans l’esprit d’entreprise de Robinson. Du Defoe dans son idéologie coloniale et commerciale. Du Defoe dans l’accroche, la Une et le pragmatisme rédactionnel : il recycle ses copies à tour de bras, à commencer par son projet de colonisation du bassin de l’Orénoque qu’il présentait déjà en 1698 à Guillaume 3 et qu’il réédita dans les colonnes du Weekly Journal en 1719, l’année même de la publication de Robinson Crusoé. Et qu’en est-il de ce qu’il glana dans son « A Tour Through the Whole Island of Great Britain » (1724), sa compilation de ses déplacements en province ? Des décors, des leçons d’agronomie et d’agriculture, l’observation des techniques et des métiers ? Que sais-je encore. C’est ainsi que Defoe fait la bascule de l’actualité, de son actualité, à la fiction. Du réel au vraisemblable et au sensationnel. Qu’il parvient à rendre proche une aventure lointaine, sans même les artifices de l’exotisme dont abuseront ses plagiaires. A aiguillonner, exalter la fierté nationale. A inviter à l’aventure impériale.

On ne peut pas non plus s’affranchir du contexte historique et économique dans lequel Defoe vit et plonge son (anti) héro Robinson Crusoé. Période aujourd’hui cataloguée sous l’appellation de « l’ère mercantiliste ». J’emprunte par facilité, en guise de résumé, quelques lignes évocatrices à Daniel Villey et Colette Neme (« Petite histoire des grandes doctrines économiques ») :

« Partout le type du marchand, audacieux, optimiste, aventurier, surgit de terre. Il approche le sceptre, et manie les rênes du gouvernement. Il prend la plume, et l’imprimerie répand la nouvelle conception de la vie qu’il apporte : ardente, optimiste, cruelle. A un idéal de bonheur et de paix succède une mentalité de lutte pour la vie, de soif de succès, de richesse, et de puissance. A un monde essentiellement rural et artisanal, un monde manufacturier et commerçant. A une civilisation surtout continentale, une civilisation maritime. Les vaisseaux envahissent la mer et l’océan ; des flottes immenses sont construites et s’entredétruisent ; pendant deux siècles l’Espagne, la Hollande, la France et enfin l’Angleterre mèneront pour la suprématie maritime une lutte dont Trafalgar dira le dernier mot. »

Dans « The true-born englishman », Daniel Defoe ne dément pas cette vision à laquelle il adhère lorsqu’il brosse le portrait d’une identité nationale qui serait plus une mentalité qu’une origine. Il décrit une nation unifiée intégrant les migrants et bientôt les Ecossais dans un projet d’expansion colonial (le départ Pilgrims fathers pour l’Amérique à bord du Mayflower a déjà près d’un siècle), de balance commerciale positive, sous la bannière protestante. Se dessine déjà le particularisme insulaire britannique par opposition à l’Europe continentale. Et lorsqu’il crée le personnage de Robinson Crusoé c’est bien une métaphore selon Emmanuelle Peraldo : « Le motif de l’île déserte focalise le désir d’une souveraineté sans partage, qui n’est pas sans rappeler l’essor de l’empire britannique. »

James Joyce évoquait déjà une « prophétie de l’empire » : « Naufragé sur une île déserte avec en poche un couteau et une pipe, [Robinson] devient architecte, charpentier, rémouleur, astronome, boulanger, constructeur naval, potier, bourrelier, agriculteur, tailleur, fabricant de parapluies et ministre du culte. C’est lui le véritable prototype du colonisateur britannique ; de même que Vendredi […] est le symbole des races asservies. On trouve dans Crusoé l’âme anglo-saxonne : l’indépendance virile, la cruauté inconsciente, la ténacité, l’intelligence lente et pourtant efficace, l’apathie sexuelle, la religiosité pratique et bien équilibrée, la taciturnité calculatrice. »

François Ost - philosophe du droit –précise quant à lui que Robinson Crusoé tranche définitivement avec le régime féodal :

« Détentrice du pouvoir économique qui lui procurent ses spéculations maritimes, mais dépourvues de titres et de privilèges, cette bourgeoisie aspire à « s’élever » par tous les moyens et lutte activement pour un changement de régime. Mouvement économique : à l’heure des compagnies maritimes et des comptoirs coloniaux, ce n’est plus la transmission de la terre qui fait les fortunes, mais la conquête des marchés commerciaux. Bientôt la révolution industrielle et la forme juridique du capitalisme par actions allaient consacrer, pour plusieurs siècles, l’hégémonie de la classe moyenne, industrieuse et commerçante, qui en contrôle les ressorts. »

… et émet l’hypothèse que Robinson ne fait jamais vraiment l’effort de quitter l’île et, bien au contraire, qu’il consolide son appropriation, sa gouvernance et sa domination selon ce qu’il appelle un « droit subjectif » qui lui permet d’assumer son autorité face aux sauvages et au cours des tractations qu’il mène avec les officiers de l’équipage anglais mutiné et ensuite les naufragés espagnols venus des tribus avoisinantes. C’est particulièrement éclairant.

Sur la question de l’émergence du capitalisme, le sociologue Max Weber va déborder Karl Marx et afficher un peu plus encore notre Robinson. Dans son étude sur « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », il adosse le succès du capitalisme à la motivation religieuse. Chez les chrétiens, la chute du Paradis est associée à une obligation de travail : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Le travail devient une rédemption et l’oisiveté l’un des plus grands pêchés.

Les calvinistes, en particulier, gagnent leur Salut au terme d’une existence consacrée aux bonnes œuvres, à l’ascétisme (mortification en vue d’un perfectionnement moral), au travail. Le travail est devenu une vocation et la richesse qu’il produit n’est pas destinée à la jouissance mais à l’accumulation, au réinvestissement, etc. En travaillant le puritain a conscience d’obéir à Dieu et de servir sa gloire. De là à parler de religion du travail il n’y a qu’un pas.

On comprend mieux alors l’association de critiques idéologiques et religieuses chez les détracteurs de Defoe. Parce qu’après tout il est autant question chez « Robinson Crusoé » de travail et de métiers que d’introspection et de foi. Ceci dit ce déluge de critiques anti-capitaliste sur ce roman précis n’est pas dû au hasard.

Dans « Le capital » Karl Marx explicite sa pensée en revenant sur les travaux de ses prédécesseurs. Sa thèse repose sur une théorie économique ardue, une interprétation historique et une observation socio-économique de la révolution industrielle anglaise. Si l’on suis Louis Althusser, il faudrait lire l’ouvrage non pas au fil des pages mais en commençant peut être par des chapitres plus évidents, plus parlant, nourris de vécu, de sentiment d’injustice, de prise de conscience prolétarienne et de lutte des classes. « Le capital » dévoile en effet la matrice de notre société, un fonctionnement caché, abordable seulement par l’intermédiaire des faits économiques : le travail, la valeur des marchandises, la plus-value, l’accumulation primitive de capital, etc. Ces révélations influenceront les mouvements syndicaux d’une part et ouvriront le champ à l’utopie communiste d’autre part.

Dans son chapitre intitulé « Le fétichisme de la marchandise » Karl Marx taquine donc certains auteurs de « l’école classique anglaise » tel que Ricardo, analyse leurs travaux et montre les limites de leur vision des prémices de l’économie de marché illustrée notamment par la rencontre fictive d’un chasseur et d’un pêcheur qui discuteraient de « la valeur d’échange » de leurs produits respectifs.

C’est alors que Karl Marx rebondit et dégaine sa boutade sur les robinsonnades qui fleurissent à l’époque et qu’il juge sans grand intérêt. On lui attribuera parfois la paternité de cet anthroponyme mais il n’en est rien. Sa principale critique est d’ordre méthodologique. On ne construit pas une théorie en s’appuyant sur une fiction. Cela ne relève pas d’une approche très scientifique.

Et, selon lui, seul sur son île, Robinson n’a pas valeur d’exemple de la longue marche de l’humanité. Il ne peut pas être considéré comme le degré zéro de l’économie. Robinson Crusoé n’est pas non plus l’incarnation de l’individu naturel isolé mais bien une métaphore de la société. Il gère son temps entre différentes activités selon l’importance qu’il leur confère : besoins immédiats, projets à court, moyen ou long terme, etc… C’est bel et bien une représentation des rapports sociaux de production – une rationalisation de la vie par la division et la coordination des activités - contrairement à l’illusion que donne la lecture de la description d’un travail privé en autarcie.

Les adeptes de Karl Marx vont donc plus loin que leur maître à penser et font de Robinson un bouc émissaire ! Une revisite piquante dont la réinterprétation - anachronique ? woke ? - ne rend pas justice à la plasticité du mythe qu’il engendre et qui embrasse des sujets aussi variés que l’éducation, l’écologie, la résilience, la foi dans le progrès par exemple.

Par contre, non sans espièglerie Paul Sereni renvoie les robinsonnades non pas aux origines du capitalisme mais aux économies communautaires et au grand projet communiste qui reposent sur la transparence et non sur l’opacité du système :

« Le point est que certains caractères de la robinsonnade se retrouvent, apparemment sans ironie, dans une des esquisses que Marx a laissées du communisme. Le passage de l’une à l’autre se fait par l’idée que la production commune permet à la société de fonctionner comme un grand individu qui répartit son temps de travail fonction de l’urgence et de l’importance de ses besoins. L’analogie entre production collective et production individuelle suppose que chaque membre du collectif connaisse les relations qui l’unissent aux autres membres avec qui il coopère, et celles qui unissent son travail à la richesse totale ainsi crée. La figure de Robinson ramène ainsi directement à la communauté […] »

 

 

Pour revenir au sujet du « fétichisme de la marchandise », je vous renvoie à un podcast de Radio France « Sur les chemins de la philosophie » et à interview de Florian Nicomède par Adèle Van Reeth. Et pour s’amuser des vulgarisations, 2 pépites simplistes qui continuent d’utiliser le biais de l’île pour le soin de leur démonstration.

Il n’en reste pas moins que la travaillomanie de Robinson Crusoé interpelle les auteurs qui enchaînent les réécritures, soit qu’ils amplifient son œuvre civilisatrice dans une exaltation à la « Forges of empires », ou qu’ils en dénoncent l’absurdité. C’est le cas de « Foe » de J.M Coetzee :

« Quand Susan Barton est abandonnée sur une île au milieu de l’Atlantique, elle pénètre dans l’univers de deux hommes. L’un est un Nègre appelé Vendredi ; l’autre est Robinson cruso.

L’île est une société déjà à l’œuvre. Ses règles sont simples et strictes : survie, travail, ordre. Cruso est le maître et Vendredi est l’esclave. Susan observe la création d’un monde stérile architecture de terrasses pierreuses dominant des plages mornes et désolées – et attend d’être secourue. […] » (4ème de couverture).

… et de « Comment devenir propriétaire d’un supermarché sur une île déserte » de Dimitris Sotakis :

« Un journaliste d’une petite ville de Nouvelle-Zélande fait naufrage et échooue sur une île déserte au milieu du Pacifique.

Très vite ce Robinson postmoderne voit dans cette péripétie l’occasion rêvée de donner libre cours à ses aspirations profondes. Mû autant par l’obsession de la réussite que par une naïveté à toute épreuve, déterminé à atteindre à tout prix sur son île le bonheur et la reconnaissance, il décide d’y édifier…un supermarché. […] » (4ème de couverture).

Michel Tournier, quant à lui, imagine un scénario d’inversion dans lequel Robinson, dépossédé du confort gagné à force d’efforts, se résigne à suivre l’exemple de Vendredi et s’initier à la vie naturelle pour son plus grand bonheur. Il goutte alors cette douceur de vivre qui attira de nombreux skippers dans les îles polynésiennes dès les années 50 pour échapper aux affres de la civilisation matérielle et à l’aliénation de la société de consommation.

Enfin, on peut s'amuser des évolutions des modalités de travail et notamment la percée du télétravail qu'anticipait d'une certaine manière la robinsonnade de Gauthier Toulemonde (2015) avant même les aménagements liés au Covid :
" Mettre les voiles pour une île déserte tout en continuant à travailler via le web. C'est le pari fou de Gauthier Toulemonde, aventurier et directeur de presse. Cette expérience l'a propulsé en une de tous les médias. Dans son livre, Gauthier revient sur ce séjour périlleux et nous dévoile les à-côtés du rêve, pour nous plonger dans le quotidien parfois pénible de Robinson des temps modernes. Parti seul, avec pour toute compagnie un chien, deux chats et quelques poules, il a survécu et prouvé que le télétravail est possible,..." (4ème de couverture)

On pourrait être tenté de souscrire aux critiques. D’abonder. Robinson a les épaules assez larges et une stature de mythe. Il profite de la polémique plus qu’on ne le discrédite. D’ailleurs Karl Marx ne le charge pas des maux d’une idéologie asservissante.

Je préfère encore voir en Defoe un témoin de son temps. Le journaliste, l’essayiste, le pamphlétaire et son engagement dans les évènements politiques, économiques, sociaux de son époque plutôt que de refaire l’histoire avec des si. D’ailleurs l’époque qu’il raconte est encore aux prémices frémissants de la révolution industrielle.

Il n’en reste pas moins que le souci du détail que Defoe apporte à la description des faits et gestes d’un Robinson herculéen face à la précarité, et notamment des gestes professionnels et de la gestion de projet donne aux métiers, à leur apprentissage (en autodidacte) et à leur exercice une place centrale dans le roman.

Ces descriptifs résistent d’ailleurs mieux aux expurgations que les faits religieux, à l’exception des éditions visant l’édification de la jeunesse. Dans les réductions plus contemporaines qui focalisent sur la survie, ces faits et gestes semblent de moins en moins relever du travail mais de simples gestes vitaux instinctifs pour subvenir aux besoins primordiaux. Le jugement idéologique ne se justifie plus dans cette évolution du mythe.

Tag(s) : #DECRYPTAGE
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