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Miracle ! A sonder, quadriller, ratisser, tamiser le Net en long, en large et en travers. Encore et toujours avec les mêmes mots clés. J’ai épinglé « Meursault, contre-enquête », une singularité passée jusque là sous les radars. Quelle prise, quelle surprise, quelle reprise ! Kamel Daoud, en mouche du coche, y rend tout à la fois hommage, bouscule et dérange « L’étranger » d’Albert Camus. Un concept est né : la Vendredinnade. Je n’en demandais pas tant en ouvrant d’abord « La vendredinnade (im)possible de Kamel Daoud » de Maria Chiara Gnocchi puis « L’écriture de la subversion dans l’œuvre littéraire de Kamel Daoud » de Yamina Bahi.

« Meursault, contre-enquête » renvoie donc à « L’étranger » d’Albert Camus. L’étranger, l’autre, l’Arabe, le grand absent du roman d’Albert Camus ? Ou bien Meursault, le pied noir, l’étranger à lui-même et au monde, vide d’émotions, d’empathie ? Le roman traite de la rencontre des deux, de l’acte fondateur, du meurtre originel. De cette impossible rencontre et de cette cruelle alternative : soumettre ou éliminer qui réveille chez Kamel Daoud un sentiment de déjà lu, sa fascination pour Daniel Defoe, pour Michel Tournier également, et l’évocation du mythe de Robinson Crusoé.

Au cours d’une conférence à Yale, Kamel Daoud précise à posteriori son association d’idée sur la condition humaine et détecte dans le roman d’Albert Camus des signaux forts de robinsonnade : l’ermitage, la réclusion dans l’île ou en son for intérieur ; la découverte de l’île ou d’Alger ; la plage et l’espace insulaire ; l’autre, dépersonnalisé, désigné par un jour de semaine ou par son origine ; le meurtre sanglant ou symbolique par la conversion, l’acculturation, l’effacement en tout cas ; le voisin qui bredouille, radote, le perroquet et ses vocalises. Et de conclure que les robinsonnades finissent mal en général. Qu’on n’arrive pas à partager l’île, cohabiter, échanger. La réécriture du mythe se fait inversion des locuteurs comme le fit Michel Tournier dans « Vendredi ou les limbes du Pacifique ». Or si l’approche anthropologique vient relativiser gentiment le complexe de supériorité occidental, la vendredinnade de Kamel Daoud est un règlement de compte post-colonial musclé. L’Arabe a des choses à dire à l’occidental. Il ne s’en prive pas. Il a le verbe et la verve.

Alors, retour sur les lieux du crime : la plage, le soleil de plomb, le meurtre déculpabilisé d’un inconnu, un arabe, le procès où il brille par son absence tant le réquisitoire repose sur les précédents du meurtre : l’inhumation de la mère de Meursault, son attitude inconvenante à la veillée, son apparente indifférence. On traverse « L’étranger » dans un remue-méninge d’existentialisme et d’absurde.

Le roman de Camus est un succès écrasant, ce qui rend encore plus insupportable la légèreté avec laquelle l’Arabe est relégué. Il est inscrit au programme du lycée. En témoignent les fascicules style « Les écrivains du Bac », « Profil d’une œuvre ». On y revient déjà très largement sur le contexte et les lieux de l’assassinat : l’Algérie, le colonialisme, les pieds-noirs, la mer, le soleil, le quartier Belcourt (où vécurent Camus et sa mère), rue de Lyon, le Champ de manœuvre, la ligne de tramway qui ramène les supporter du stade de foot, Marengo, la plage où se déroule le drame.

Un espace subjectif pour le contre-champ de Kamel Daoud et ses nouveaux éclairages, dans le sillage d’Haroun, le frère du défunt enfin baptisé Moussa, et de sa mère, pasionaria qui se lamente, en quête de vérité, de justice pour son fils martyr, qui crie vengeance sur tous les toits et culpabilise malgré elle son cadet. Vieilli, ivrogne, Haroun raconte son Histoire, soliloque dans l’archipel d’une terrasse de café, se confie, lâche ses vérités, s’emporte face à un fervent camusien venu se plonger dans le climat du chef d’œuvre.

Le roman de Kamel Daoud devient une réhabilitation de la victime inconnue. Un constat de l’humiliation et de l’insupportable poids du drame colonial. Jamais digéré. Un caillou dans la chaussure d’une nation qui cherche toujours sa voie après des errances idéologiques et à construire l’avenir. Une nation sous l’emprise de l’islamisation, un contrat social qui semble à l’auteur un frein à l’épanouissement national.

Attention, la lecture n’est pas confortable. Il faut s’accrocher. Serrer les dents, les poings. Passer le premier round dans les cordes, dans un corps à corps où Kamel Daoud nous assène et enchaîne la mémoire de la colonisation, son héritage impossible, la spoliation, la soumission, les souffrances et puis la guerre de libération, les massacres, la haine, le désir de vengeance, le socialisme, la brève démocratie, la montée de l’islamisme. Ouille !

Dans un deuxième round, Kamel Daoud fait part de sa trajectoire et nous met face à l’islamisation de la société, la culture du livre unique, l’extrémisme religieux, la pensée unique, l’eschatologie musulmane.

Il sourit d’ailleurs des commentaires que lui adressent des lecteurs qui préfèrent telle ou telle partie du roman selon leur place sur l’échiquier idéologique et religieux.

Alors, oui, la lecture pique un peu. Les blessures de la guerre d’Algérie n’ont visiblement toujours pas cicatrisées. Je ne parle pas de Kamel Daoud qui cherche à prendre de la hauteur. En témoigne la mission qu’Emmanuel Macron a confié à Benjamin Stora pour favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algériens ». Quel fardeau mémoriel ! Cette histoire n’est pas la mienne et pourtant je regimbe sous les apostrophes, les invectives, les remises en question. Bon courage !

Dans sa vendredinnade Kamel Daoud prête sa voix à toutes les victimes de l’aventure coloniale, de la domination occidentale, de sa mission civilisatrice  : les sauvages, les indigènes, les nègres, les arabes, déshumanisés, déculturés, et ce, dans une diatribe volubile, féconde, inventive, dingue, une langue française qu’il s’est appropriée, une faconde poétique, humoristique, turbulente, subversive, acerbe, sarcastique, déboussolante, entre romanesque, fable et autofiction, où l’on rebondit d’une voix à une autre, d’une époque à une autre, d’un lieu à un autre, un effet mosaïque qui suggère le verbe mythique, le discours sans fin d’un Vendredi des « Mille et une nuits » qui tranche d’autant plus avec la froideur, la distance que mit Albert Camus pour rendre palpable la psychopathie de son Meursault. On en prend plein la gueule. Vive la littérature francophone. Le point final arrive au terme d’une réécriture qui respecte assez le déroulement de « L’étranger » jusqu’à mettre le point final à la page près !

J’ai prolongé mon chemin avec « L’Arabe et le vaste pays de Ô », une nouvelle que fléchait Maria Chiara Gnocchi et Yamina Bahi. C’est déjà une sorte de vendredinnade que Yamina Bahi parvient bien à débroussailler :

« […] « L’Arabe et le vaste pays de Ô » sonne comme une robinsonnade insolite où ce n’est plus le « blanc » homme puissant et dominateur qui détient le monde et le gouverne, mais plutôt le Vendredi, l’Arabe, le sauvage, le nègre qui se cherche encore et ne désire qu’être libre de ses choix et de son devenir. Le récit met au premier plan un Arabe imaginaire émancipé de tout engagement moral, religieux, social, éthique ou autre, qui entend mener une quête existentielle destinée à lui procurer sagesse et autonomie profonde. Le périple se clôt sur un constat pertinent : seule la liberté totale affranchie de toute préoccupation peut permettre à l’Arabe de se construire et d’acquérir force, civisme et pouvoir à l’image de l’occidental. »

Dans les dernières lignes de sa nouvelle, Kamel Daoud fait allusion à une robinsonnade orientale qui précèderait celle de Defoe – clin d’œil en guise d’appropriation du mythe !? - celle d’Ibn Tufayl « Vivant fils d’Eveillé », récemment adaptée par Jean-Baptiste Brenet et préfacée par … Kamel Daoud himself, sous le titre du « Robinson de Guadix ».

Ibn Tufayl est considéré comme un « philosophe hellénistique de l’islam » qui tente la synthèse entre la raison et la foi, dans une tradition de dialogue avec les philosophes de l’antiquité et les exégètes chrétiens, dans la lignée d’Averroès et d’Avicenne. Un courrant stigmatisé par les puristes de la Loi révélée.

Dans son épître « Vivant fils d’Eveillé », génération spontanée, seul sur son île déserte, un homme déduit l’existence de Dieu de l’observation de la nature et de l’univers et découvre la spiritualité. Rien dans ce texte - qui relève plus de l’éveil spirituel d’un enfant sauvage - ne fait spontanément référence aux aventures d’un Robinson Crusoé si ce n’est le plus petit dénominateur commun : l’île, la solitude, l’approfondissement de la foi. Mais à ce compte, tout est dans tout !

Dans sa thèse de doctorat « Ibn Thofaïl, sa vie, ses œuvres » (1909) Léon Gauthier suis la circulation du texte, ses traductions, ses imitations telle que « El Criticon » de Baltazar Gracian de bibliothèque en bibliothèque. Mais question paternité, rien de convainquant, au contraire :

Reste le vague sentiment d’une tentation de récupération. Or on sait pertinemment que le portrait de Selkirk servit de modèle au Robinson Crusoé de Daniel Defoe qui prit le contre-pied de l’ensauvagement et s’engagea résolument dans une utopie coloniale et un revival érémitique très en vogue à l’époque en Angleterre.

D’autres auteur pourraient prétendre à cette paternité. Dans « The strange surprizing sources of Robinson Crusoe » David Fausett exhume en effet d’autres sources possibles telle que « Krinke Kesmes » du hollandais Hendrik Smeeks dont le récit utopique contient une robinsonnade. « La création de la robinsonnade à cette époque s’explique par le développement du commerce maritime, principalement hollandais, dans les mers du Sud. Elle reflète la nouvelle idéologie commerciale qui exalte le travail, l’esprit d’entreprise individuel, la recherche de l’argent et du confort matériel. » commente J.L Lecercle dans une note de lecture et conclut « (Defoë) n’a fait que donner une forme plus achevée, plus parfaite à ce qui existait avant lui sous forme tendancielle […] ».

Cette course aux origines est malgré tout devenue un argument marketing. Il y a peu les éditions Anarcharsis publiait « Aventures dans les Caraïbes » d’Henry Pitman (1689), un joli perroquet en couverture et en commentaire « un petit livre édifiant qui inspira Daniel Defoe pour son Robinson Crusoé ». Autre exemple ? « Les naufragés de Dieu » de François Leguat dont la quatrième de couverture revendique des antériorités : « les français possédaient un Robinson (publié avant celui de Defoe) et ils l’avaient oublié […] » et plus loin « Cette robinsonnade, contée avec vivacité par un Rousseau avant l’heure [….] ». Quelle meilleure référence ?

Quelle aventure ! Dans le fond, « Meursault, contre-enquête » a du mérite. J’ai relu Camus. Comblé un peu l’oubli et l’ignorance. Suis rentré chez ma mère feuilleter l’album de famille de maroquin et les images des derniers jours heureux de leur Algérie française. Ressenti profondément le désarroi d’Haroun. Repensé à mon frère lourdement handicapé, né à Oran en 60 et dont j’ai souffert longtemps d’être la doublure imparfaite. Je n’ai jamais comme lui capté la lumière. Et il aurait fallu en plus m’excuser de vivre tandis qu’il se mourrait. J’ai senti sur moi les regards de reproche. L’avenir se serait écrit au prix d’une trop longue psychothérapie. Alors je me suis pochetronné. Tenté de me réinventer dans l’ombre des poètes maudits. Mais je n’avais ni le talent ni l’estime de moi. Je me suis perdu. Enfermé. Robinsonnisé. Le roman aura ressuscité des souvenirs, des émotions, des secrets de famille qui valent bien les secrets des nations. Il n’est déjà pas facile de faire la paix avec soi-même alors je souhaite bonne chance à Benjamin Stora. Et surtout, surtout, un grand merci à Kamel Daoud pour ce voyage. Merci pour sa langue, sa clairvoyance, ses engagements. Bonne lecture.

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