Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Sujet éminemment miné, les « Bouquineurs » échangent ce mois-ci coups de cœur/coups de gueule sur le thème des adaptations littéraires au cinéma. Les avis sont partagés entre fidélité et trahison des auteurs et des œuvres. Mais chacun soumet tout de même telle ou telle transposition réussie : Bram Stocker/Francis Ford Coppola, Roald Dahl/Tim Burton, etc... Une bienveillance assommante. Résultat : pas de bruit, pas de fureur, pas de chahut, pas de chaos. J’en suis pour mes frais !

Personnellement, je suis plus mitigé à propos des adaptations de « L’île mystérieuse ». J’ai profité d’un week-end pluvieux pour enchaîner, d’abord, un marathon de pastiches, navets & nanars jusqu’à l’écœurement…

 

 

 

 

 

 

« L’île mystérieuse » (1961) de Cy Enfield, « L’Île mystérieuse » (1973) de Juan Antonio Bardem et Henri Colpi, « L'île, les naufragés de la terre perdue » (2010) d’Olivier Boillot, « L'île mystérieuse » (2012) de Mark Sheppard, « Voyage 2 : L’île mystérieuse » (2012) de Brad Peyton. 

… avant de feuilletonner le roman de Jules Verne à dose homéopathique car le plaisir s’est vite évaporé. Mes souvenirs d’enfance ont enjolivé le récit. L’évasion de Richmond par exemple, la dérive en ballon dans les airs, l’agitation dans la tempête, le largage de la nacelle, le crash sur l’île déserte semblent en réalité empruntés à des mises en scène de cinéma. La relecture parait brutalement fade, fastidieuse, soporifique.  

A commencer par le style, ou son absence, que Jean-Yves Tadié qualifie de « neutre », à juste titre. Sans parler de l’écueil des longueurs scientifiques et techniques sur lesquelles la lecture vient se briser. Elles ne sont pourtant pas ici si saillantes mais rasoirs. Cela justifierait presque les coupes sombres des versions abrégées qui privilégient la fluidité de l’aventure à l’instruction. C’était pourtant le parti pris éditorial de Pierre-Jules Hetzel lorsqu’il lança son « Magasin d’éducation et de récréation ». Mais quel piège pour la postérité de l’oeuvre !

 

 

Comment a-t-il bien pu laisser Jules Verne s’enferrer ainsi dans le fatras d’un discours ardu à l’obsolescence programmée ? Filippi et Camboni parviennent quant à eux à transposer sans verbosité ces « Voyages extraordinaires » dans un style steam punk. Un univers graphique rétro futuriste qui colle assez bien à l’esprit visionnaire d’un Jules Verne.

En tout cas, les petits lecteurs étaient bel et bien au rendez-vous et les tirages sans commune mesure. Ce fût un phénomène d’édition dont il subsiste encore la spéculation autour des beaux volumes d’Hetzel !

La critique encensait Jules Verne et l’intronisait fondateur d’un genre nouveau : l’anticipation. Une fois requalifiée de science-fiction voilà notre frenchie en compagnie d’Herbert Georges Wells aux commandes d’un mouvement littéraire prometteur et fécond. Michel Serres semblait plus dubitatif :

« On ne peut dire à aucun moment que Verne est un anticipateur, c’est rarement un romancier de science-fiction. Pourquoi ? Parce qu’il est en retard de deux générations, aussi bien pour les machines techniques que pour la science pure. Sa science et sa technique datent du début du 19ème siècle car des romans sous-marins il y en a eu au 18ème siècle, des voyages autour de la lune, il y en a eu aussi. »

Il lui reconnaissait toutefois le talent de la mise en scène des sciences et de la vulgarisation. Mais alors qu’est-ce qui lui a valu cette reconnaissance d’auteur avant-gardiste ?

« La connaissance scientifique de Jules Verne était déjà dépassée de son temps, mais le public est toujours décalé par rapport à la science. D’où le succès de Jules Verne : toute la société a reconnu sa science parce que la société était aussi en retard que Jules Verne l’était lui-même. » (Michel Serres)

Le « mystère », enfin, ne tient pas ses promesses. Jules Verne sème simplement des évènements insolites plus qu’il ne distille les indices d’une enquête : l’étonnant sauvetage de Cyrus Smith, la volaille truffée de plombs sur laquelle Pencroff se casse les dents, la malle farcie d’ustensiles et d’outils utiles opportunément rejetée par la mer, le torpillage du navire pirate qui canonnait Granit House, le fébrifuge apparu par magie pour soigner Harbert, etc… Sûrement les codes, les techniques du roman à énigme, du roman à suspens n’ont-ils pas encore fait leur chemin en littérature ! Le fait est qu’on piétine. Pas moyen d’élucider « le secret de l’île ». Et cela dure près de 800 pages - dans la version Poche - avant que le voile ne se lève sur le Capitaine Nemo. On est loin, très loin, du sac de nœuds des scénaristes de « Lost », une île mystérieuse qui nous mène vraiment en bateau !

Le Capitaine Nemo plane sur l’île Lincoln comme la Providence sur l’île de la Désolation de Robinson Crusoé. Son aura, sa présence sont sans appel : homme providentiel, justicier de l’île, protecteur, généreux, puissance occulte, génie, dieu spécial. « L’île mystérieuse » redevient ainsi une robinsonnade tout à fait classique.

Jules Verne a toujours voulu en publier une mais Pierre-Jules Hetzel avait recalé sa mouture de « L’oncle Robinson » (finalement publiée à titre posthume en 1991). La différence essentielle résidant dans le fait que le matelot, l’homme universel, se fait damer le pion par l’ingénieur prométhéen. Un vernien pousse le bouchon un peu loin en s’amusant à décrypter un anagramme dans lequel Yesu Christ se cacherait derrière Cyrus Smith. Sérieusement, on sait que Jules Verne aimait les jeux de mots mais je laisse à son auteur la paternité de son raisonnement. Dans « Lost », c’est le chirurgien qui est à l’honneur.

Jules Verne écrira d’autres robinsonnades qui n’auront pas toutes le même succès : « Deux ans de vacances », « L’école des robinsons », « Les naufragés du Jonathan », « Seconde patrie » (une suite du Robinson Suisse). Autant de huis-clos pour expérimenter les ressources de l’homme. En l’occurrence, « L’île mystérieuse » brille par son parti pris :

« Bien des Robinsons ont déjà tenu en éveil la curiosité de nos jeunes lecteurs. Daniel de Foë, dans son immortel Robinson Crusoé, a mis en scène l’homme seul ; Wyss, dans son Robinson suisse, la famille ; Cooper, dans Le Cratère, la société avec ses éléments multiples. Dans L’Île mystérieuse, j’ai mis des savants aux prises avec les nécessités de cette situation. »

Et pour le coup ce n’est pas « Retour à l’instinct primaire ». C’est « Forge of Empires ». Et nos trois petits cochons : l’ingénieur, le journaliste et le matelot, en trois coup de cuillère à pot, animés du génie des arts et métiers et d’une force de caractère exemplaire se lancent dans l’industrie : la briqueterie, la verrerie, la métallurgie, le textile, le terrassement à l’explosif, la construction de bâtiments agricoles, d’un moulin, d’un pont levis, de palissades. Et ce, sans oublier des travaux agricoles, l’élevage, la chasse et la cueillette. De vrais stakhanovistes de la survie !

L’autre originalité, c’est le retour de personnages connus. Ayrton dont on suivait le parcours criminel dans « Les enfants du Capitaine Grant » et qu’on abandonnait sur l’île Tabor, en pénitence pour expier ses odieuses machinations et ses actes malveillants (mutinerie, piraterie) plutôt que d’être présenté devant les tribunaux.

Ayrton l’antithèse du héros vernien : droit dans ses bottes, industrieux, chantre positiviste, du progrès et de la modernité. Mais plutôt, l’homme seul, rongé par la culpabilité, qui lâche prise avec la réalité et se trouve ravalé au rang d’animal. Un homme redevenu sauvage, hirsute, muet, mangeant cru. Ayrton est aux « naufragés de l’air » ce qu’est Selkirk à Robinson Crusoé : un double négatif.

Cette question sur l’essence de l’humanité n’est pas innocente à une époque où la paléontologie et l’anthropologie se développent. Un contexte d’exotisme colonial qui ouvre les yeux sur la diversité du monde, met en scène des décors époustouflants des quatre coins du globe, une faune et une flore inimaginables, des peuplades aux us et coutumes qui laissent pantois.  

Les scientifiques s’interrogent, créent des hiérarchies anthropologiques entre les peuples et justifient d’une certaine façon l’expansion coloniale au détriment de races perçues comme inférieures. A côté de ça, on le voit avec la récurrence des rôles d’orang-outan (chez Jules Verne, chez Emilio Salgari et autres) tel que Jup, le trouble et la gêne que sèment les grands singes dans la composition d’un portrait de famille, d’une généalogie et de la place qu’on y accorde respectivement aux « primitifs » et aux « quadrumanes ».

Jup, l’orang-outan domestiqué, bénéficie d’un regard particulièrement paternaliste de la part des naufragés. Il assure si bien le service qu’il en donnerait des leçons au personnel de maison. Mais la proximité dans leurs fonctions avec Nab, l’un serviteur, l’autre coq, laisse percevoir une étrange communauté d’estime chez Jules Verne voire pire. Dans « Le guide Jules Verne », Philippe Mellot et Jean-Marie Embs y vont sans détours :

« La vision du Noir chez Jules Verne, reflète comme un miroir, celle de ses contemporains et, surtout celle des Américains du Nord (pour le Sud la question ne se pose pas). Si l’esclavage paraît un état insupportable à sa conscience et inadmissible à sa raison, ce rejet reste purement intellectuel, éthique, comme la suppression d’une condition juridique incompatible avec les principes modernes de droit dans les pays civilisés. Cela ne signifie rien de moins que le Noir libre doit continuer à tenir la place que la providence lui a assigné jusqu’à la fin des temps, autrement dit celle qu’il occupait auparavant comme esclave, qui se résume à servir le Blanc, auquel le premier rang revient de droit. »

L’autre revenant, c’est le Capitaine Nemo, dont on avait fait la connaissance dans « Vingt mille lieues sous les mers ». On l’avait quitté en bien mauvaise posture, emporté dans le courant d’un maelstrom. Le pirate menait alors une guerre personnelle contre la flotte britannique. Il était animé d’une haine sans borne dont on ne connaissait pas trop l’origine. C’est l’occasion dans « L’île mystérieuse » de recueillir son témoignage dans un dernier souffle.

Le prince Dakkar alias Capitaine Nemo appartient à la noblesse indienne. Eduqué dans les meilleures écoles, il a développé des qualités artistiques et scientifiques. Remonté contre l’empire britannique qui asservit son pays et le pressure, il prend part à la révolte des Cipayes. Sa défaite et sa ruine, la disparition de sa famille l’ont profondément dégoûtées de l’humanité et il trouve refuge et liberté à bord du sous-marin Nautilus pour vivre des provendes de la mer. On garde de ce personnage haut en couleur l’image sublimée par James Mason dans la version cinématographique de Walt Disney en 1954. Il se révèle aux naufragés sur lesquels il a veillé dans les toutes dernières pages du roman lorsque le volcan est sur le point d’entrer en éruption et d’engloutir l’île toute entière.

Et les adaptations dans tout cela ? J’ai pris les DVD que j’avais sous la main, en tout cas les versions américaines. Pas de quoi pavoiser. Ces réalisations sont assez médiocres. Globalement, les réalisateurs prennent de grandes libertés avec le roman, pimentent le scénario, créent du spectaculaire, introduisent des personnages féminins, des méchants, etc… Normal, le texte à des défauts on l'a vu : quotidien de robinsonnade classique et mystère en berne. 

« La situation se présentait différemment aux Etats-Unis où le cinéma vernien a peut-être si merveilleusement décollé parce qu’on a su très tôt s’y affranchir d’une fidélité littérale qui appesantissait la production française. »

Pris un par un ces films relèvent de la série B. Mais pris dans leur ensemble, ils donnent à « L’île mystérieuse » de nouvelles influences. Les adaptations flirtent volontiers avec le fantastique, le thriller, l’aventure, façon « Indiana Jones » et parviennent à tisser des liens avec d’autres films à succès tels que « King Kong », « Les mondes perdus », « L’île du Docteur Moreau », « Jumanji », etc… et étoffer les représentations qu’on se fait du roman, de ses personnages, de sa signification.

Les îles, des décors, des scènes, des images s’agrègent spontanément. Le Capitaine Nemo y est présenté comme un doux rêveur ou un savant fou. Et la présence de monstres sur l’île devient un lieu commun, qu’il s’agisse d’une référence d’une version à une autre ou d’un lien avec Conan Doyle ou King-Kong, par exemple, définitivement acté.

Malgré les tentations de changer la distribution, les rôles, le timing des entrées en scène, le contenu du mystère lui-même, les séquences introductives sont identiques : la fuite de Richmond, les divagations en ballon, le crash. Cyrus Smith est rebaptisé Capitaine Harding. Il impose aux naufragés – nordiste/sudiste – le même objectif de démocratie locale, de respect des personnes et d’abolition de l’esclavage. Que ceux qui ne souhaitent pas s’y plier quittent le campement !

La pure robinsonnade de Jules Verne s’efface au profit du mystère qui plane sur l’île et de l’engloutissement programmé. Selon les scénarii, le capitaine Nemo entre en scène plus ou moins rapidement. Idem pour le volcan. Ce n’est plus un mourrant mais un utopiste ou un savant fou. Les créatures monstrueuses qui peuplent l’île ont parfois échappé à son laboratoire où il mène des expériences pour lutter contre les famines qui attisent les conflits entre les peuples, en créant des espèces de poulets, de crabes ou d’abeilles plus productives.

Dans un autre scénario, il s’agit d’araignées géantes destinées à sanctuariser l’île et protéger le laboratoire d’intrus trop curieux. Dans la version la plus récente « L’île mystérieuse » n’est autre qu’un puzzle constitué des pièces que seraient l’île Lincoln de Jules Verne, l’Utopie de Thomas More et les îles de Gulliver de Jonathan Swift. Cela expliquerait la coexistence d’animaux lilliputiens aux côtés d’animaux gigantesques.

Les scénarii de savant fou renvoient entre autre à « Frankenstein » ou à « L’île du docteur Moreau ». Le savant qui s’était exilé cherchait à ramener à la vie sa bien aimée. Dans un autre il s’agit – dans la même dialectique que « Oppenheimer » de Christopher Nolan - de créer une arme de destruction massive dissuasive. Nemo se heurtant au refus têtu du capitaine Harding de collaborer et contribuer à une inéluctable course à l’armement.

Un autre scénario joue plutôt sur le registre des singularités de l’espace-temps. Le capitaine Nemo pour dégager le Nautilus des entrailles de son port sous-marin bouleversé par les secousses sismiques du volcan en éruption a généré malgré lui un vortex qui s’ouvre et se ferme régulièrement. On comprend qu’il s’agit du Triangle des Bermudes ! Est-ce que les naufragés repartiront chacun dans leurs époques respectives ? Qui sait !

La version la plus aboutie est encore celle, tout public, de Brad Peyton. On y suit les tribulations d’un jeune vernien, en pleine crise d’adolescence, qui part au secours de son grand-père prisonnier de « L’île mystérieuse », en compagnie de son beau-père qui trouve là le moyen de se rapprocher de lui. Il s’agit de résoudre des énigmes pour déterminer les coordonnées de l’île, y parvenir en hélicoptère en traversant des perturbations météorologiques, puis d’un jeu de piste à la « Jumanji » pour retrouver le grand-père et élucider le secret de l’île qui n’est autre que l’Atlantide qui remonte régulièrement à la surface avant de s’engloutir à nouveau.

Mais pour moi, l’île la plus mystérieuse qui soit c’est encore « Lost ».

 

Tag(s) : #CINEMA
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :