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L’heure des « Bouquineurs » est aux biographies. On évoque tour à tour : « Le retour à la terre » de Manu Larcenet, « Les roses de la solitude » de Jacqueline de Romilly, « En finir avec Eddy Bellegueule » d’Edouard Louis, « En tenue d’Eve » d’Eve Babitz, « La promesse de l’aube » de Romain Gary, « Rouge ou mort » de David Peace, « Voyage d’une parisienne à Lhassa » d’Alexandra David-Neel.

Ma contribution ? "Fatu Hiva, le retour à la nature" de Thor Heyerdahl. J’en ai feuilleté autrefois quelques pages mais le pavé m’est tombé des mains. Je me prête d’autant plus volontiers à l’exercice. C’est l’occasion de dépasser mes réticences et d’atteindre à ma grande surprise le cœur luxuriant du récit. Une jungle que j’imagine aux couleurs d’un tableau du Douanier Rousseau.

Thor Heyerdahl fut célèbre après-guerre. L’expédition du Kon-Tiki en 1947 pour rallier le Pérou à la Polynésie à bord d'un radeau rudimentaire de balsa a marqué les esprits. "Fatu Hiva, le retour à la nature" relate 10 ans plus tôt son expérience de reconnexion à la nature aux îles Marquises en compagnie de Liv, sa jeune femme, et les origines du projet de l’expédition du Kon-Tiki : découverte de la civilisation polynésienne (monuments, sculptures, rites funéraires, écriture) et questionnement sur le peuplement des îles.

Les origines asiatiques étaient alors communément admises par les scientifiques. Mais l’étude des productions architecturales et artistiques penchait dans l’esprit d’une poignée d’érudits pour une provenance d’Amérique du sud. Restait à le démontrer ! Malgré l’apparente incompétence des amérindiens en matière de navigation, les courants et les alizés auraient pu pousser des embarcations légères jusqu’en Polynésie. C’est tout le défi de la traversée du Kon-Tiki et de ses marins d’eau douce. Et lorsque l’embarcation passe enfin la barrière de corail de l’atoll de Raroia 101 jours plus tard, les savants du monde entier doivent revoir leur copie. Un mythe est né.

En attendant, Thor Heyerdahl termine ses études de zoologie. Un peu boy-scout. Un peu écolo. Il perçoit déjà les travers de la société moderne et son impact sur nos modes de vie : de l’industrialisation à l’hygiène de vie. A contre-courant, déjà, il cherche à se reconnecter à la nature et décide de conjuguer études et passion en menant une expérience de vie autarcique tout en rédigeant une thèse sur la faune polynésienne. « Je voulais faire une enquête zoologique sur la façon dont les animaux pouvaient atteindre une île qui ne s’était pas séparée du continent : ces îles étaient nées suite à une activité volcanique. » En fait de zoologie, c’est d’anthropologie qu’il va se toquer…

Ils débarquent avec Liv à Tahiti où ils sont adoptés par un chef tribal qui les initie à la survie insulaire et se rendent sur Fatu Hiva sous le regard désappointé des expats saturés de paradis qui ne rêvent que de retour en métropole.

Le premier tiers du livre couvre leur installation, leur insertion dans la vie locale, leur immersion dans une vallée reculée, abandonnée ou presque. On découvre alors la magnificence de cette jungle insulaire qu’ils appelaient de leurs vœux avec le regard poétique du spécialiste de la faune et de la flore. Mais tout n’est pas rose !

La vie semble d'abord facile. Il suffit de se baisser, de tendre la main pour récolter, cueillir fruits et légumes à profusion. Plonger une nasse, un filet pour pêcher des crevettes, des poissons. La générosité des polynésiens curieux n’est pas désintéressée. Les Heyerdahl se font dépouiller leurs valises jusqu’à la dernière babiole en contrepartie de menus services.

Mais bientôt la saison des pluies complique tout. Les coulées de boue rendent la jungle impraticable. Les petits bobos plus insidieux. Le ravitaillement incertain. Les autochtones ne sont pas autonomes et dépendent du ravitaillement d'une goélette qui tourne d’île en île de façon irrégulière. Et lorsque la famine taraude tout le monde. Les insulaires sont bien obligés d’armer une pirogue et d’affronter la haute mer pour se rendre sur des îles voisines et se fournir en farines et autres conserves. Il est beaucoup question de corned-beef et de confitures dans ces pages !

 

 

Les courses en forêt, en montagne, la découverte des vestiges de la civilisation polynésienne (civilisation de l'âge de pierre) : terrasses à flancs de montagne, monuments, grottes, sculptures, ossuaires vont modifier les objectifs d'études. Thor Heyerdahl glisse insensiblement de la zoologie à l'anthropologie au fur et à mesure de ses pérégrinations et de ses découvertes.

La végétation recouvre les vestiges d’une civilisation disparue, balayée par la diffusion des maladies des migrants européens. La grippe espagnole a fait des ravages considérables. Et encore, au cours de leur séjour les Heyerdahl traverseront-ils une épidémie de grippe propagée par une goélette de passage avec une brève poussée de fièvre tandis que le village sera mortellement atteint.

La civilisation moderne, l'évangélisation ont tués l’exception culturelle polynésienne, important une guéguerre de religion entre catholiques et protestants (pourtant de nombreux sites demeurent « tabous » dans l’esprit des indigènes), en favorisant l’exode des femmes attirées par le luxe de Papeete, en modifiant la construction ancestrale des cases avec l’emploi de tôle ondulée en guise de toitures sous lesquelles on crève de chaud et sur lesquelles tambourine la pluie drue à rendre fou, alors même que les européens s’inspirent de l’architecture typique pour réaliser leurs villas aérées. Paradoxal !

Bref la saison des pluies se traduit par des problèmes graves de santé, qu'ils prennent d'abord à la légère avant de se faire soigner sur une île voisine échappant in extremis à l'amputation. Le temps de leur convalescence, Thor échange avec deux européens qui conviennent avec lui des similitudes entre l’art polynésien, celui de l’Amérique du Sud, de l’île de Pâques.

J’en reste là de "Fatu Hiva ». Pas le temps de terminer. Heyerdahl restera définitivement en plan. Le « Club des bouquineurs » n’attend pas. J’aurais peut-être dû faire l’impasse sur « Les robinsons italiens » d'Emilio Salgari que j’ai lu en parallèle. Mais ça aurait été dommage. 

En effet, j’ai profité de l’occasion pour terminer un autre roman que j’ai abandonné à plusieurs reprises également - c’est plus fort que moi ! - « Les robinsons italiens » (1897) d’Emilio Salgari. Un auteur prolifique avec près de 300 romans au compteur. Des romans d’aventures exotiques. Pourtant comme Jules Verne c’est un voyageur immobile. Les plus anciens d’entre nous se souviendront avec émotion de "Sandokan", un feuilleton dont on – dont je – attendait fébrilement les épisodes hebdomadaires.

Avec lui on est vite dans le bain. 5ème page, la Liguria a coulé, deux marins (le petit Tonno et Enrico) et un passager (Emilio Albani) s'accrochent aux espars, s'emmêlent au milieu des cordages et d’une voile écharpée. Font face à un requin, un malheureux coutelas et une hachette à la main. Accostent sur une île de l'archipel de Sulu. Combattent une pieuvre géante. Escaladent une falaise qui leur permet d'embrasser le paysage insulaire et d’entrer dans la forêt vierge qui leur fournira désormais le gîte et le couvert.

Emilio Albani connaît bien la Malaisie pour y séjourner et y commercer depuis longtemps. Il en connaît la faune et la flore. Sait en tirer partie. A chaque pas il repère et désigne les plantes comestibles, les fruits. Redonne de l’optimisme à ses compagnons d’infortune, leur promet une villégiature quatre étoiles et tient parole. Ils construisent une cabane aérienne, une basse-cour, une volière. Y domestiquent babiroussa, ours, oiseaux. Orang-outang et autres singes sont embrigadés et deviennent de précieux auxiliaires qui donnent l’alerte à l’approche des prédateurs, des pirates, portent des charges, défendent leurs maîtres à l’occasion. Les naufragés stockent dans une réserve fortifiée des kilos de nourriture, de la noix de coco sous toutes ses formes : fibres textiles, huile, beurre, boissons, le fruit de l’arbre à pain, le sagou en farine, etc. Ils construisent une pirogue en évidant un tronc et cabotent autour de l'île jusqu'à ce qu'une tempête ne les fasse dériver vers un îlot désert.

De retour, ils devront encore affronter des pirates malais sanguinaires et recueillir des naufragés philippins avant de vivre pleinement heureux. Les naufragés et les femmes rescapées convoleront en juste noce. C'est le début de la colonisation de l'île...

Et c’est là que la lecture croisée des deux ouvrages est surprenante. Qu’il s’agisse de Thor Heyerdahl ou d’Emilio Salgari, de la Polynésie ou de la Malaisie, on entre dans la même jungle, avec la même attitude, le même regard scrutateur, la même quête de nourriture, de matériaux pour fabriquer une cabane, du mobilier, etc. Avec une description souvent de scènes identiques, avec les mêmes mots, les mêmes explications. C’est confondant ! Notamment les épisodes de navigation en pirogues, prises dans les courants, emportées au large ou rejetées violemment sur la côte, ça frise le copier-coller.

Le chassé-croisé des lectures brouille les pistes entre le réel et la fiction. Les séquences se chevauchent, se confondent, se renvoient l’une à l’autre, se répondent d’une certaine manière. Il rappelle que le processus créatif repose sur la crédibilité. Il faut que cela ait l’air vrai. La comparaison n’est donc pas si étonnante.

Il rappelle aussi qu’à l’origine des robinsonnades il y a bien la transposition d’un fait divers en littérature : le retour à Londres de Selkirk, un marin abandonné quatre ans sur l’île de Mas a Tierra. Que l’argument marketing de Daniel Defoe, asséné dans le titre lui-même, consiste à faire avaler au lecteur son aventure plus remarquable, plus incroyable encore : la survie d’un homme seul vingt huit ans dans le delta de l’Orénoque. Par contre l’argumentation est toute autre. Ce n’est plus le récit d’un ensauvagement mais celui d’une colonisation réussie. Dès lors le scénario du naufrage et de la survie est désormais séquencé. Toutes les réécritures suivront le même schéma à quelques variations près.

Il y a bien une double entrée aux robinsonnades : le récit vécu et la fiction. En l’occurrence, le développement de la voile encouragera de nombreux skipper à s’installer en Polynésie et à nous envoyer leurs cartes postales du Paradis. Les romanciers font assaut de réalisme pour que leurs récits soient vraisemblables. Mais la réalité dit-on dépasse souvent la fiction. Surtout lorsqu’il s’agit de dévoiler la face sombre de l’humanité. « Sa majesté des mouches » de William Golding est définitivement formidable mais ce n’est rien en comparaison de cette « littérature du réel » qui remonte les horreurs du naufrage du Batavia ou le récit des rescapés de Clipperton par exemple. Ou encore tout récemment « Les naufragés du Wager » qui décrit une aventure rocambolesque. Le roman journalistique tente d’éclaircir le vrai du faux des comptes rendus contradictoires. Il est cousu des citations des protagonistes eux-mêmes, piochées dans les mémoires qu’ils firent à charge et à décharges pour sauver la face, laver leur honneur, éviter l’incarcération ou la mort pour mutinerie. Un vrai méli-mélo de tribunal médiatique avant l’heure. A lire de toute urgence !

 

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