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Dans son exposition – l’entrée en matière - Defoe brosse en quelques pages les origines familiales de Robinson : son père Kreutznauer, commerçant migrant, intégré, époux d’une dame Robinson et lui, benjamin d’une fratrie dont l’aîné est mort au champ de bataille et le cadet disparu, oisif, irrésolu, aux « pensées vagabondes ». Au tournant de l’adolescence, à la promesse d’une vie bien huilée il préfère filer à l’anglaise contre l’avis de son père. Une carrière au barreau et la sécurité de la "classe moyenne" n'avaient pas de quoi le retenir. Un défi qu’il risque de payer cher selon lui  :

« Je ne cesserai jamais de prier pour toi, toutefois j’oserais te prédire, si tu faisais ce coup de tête, que Dieu ne te bénirait point, et que, dans l’avenir, manquant de toute assistance, tu aurais toute latitude de réfléchir sur le mépris de mes conseils. »

C’est bien la transgression de l’autorité et des recommandations paternelles mais également de la parole biblique : « Enfants, obéissez à vos parents car cela est juste. Honore ton père et ta mère – et c’est le premier commandement avec promesse – afin qu’il t’arrive du bien et que tu vives longtemps sur la terre. Et vous pères, n’irritez pas vos enfants, mais élevez-les dans la discipline et sous les avertissements du Seigneur. » (Ephésiens 6 :1-12) qui est à l’origine du déraillement de sa destinée.

Ceci dit, je ne suis pas exégète ! Robinson, interprétant plus tard les manifestations divines : naufrage, survie, Providence, y reconnaitra quant à lui une sanction de son apostasie et une invitation subliminales à revisiter et raffermir sa foi défaillante. Son existence sur l’île devient alors celle d’un ermite.

Les fantasmes d’aventure de Robinson et consort s’expliquent par le contexte de l’expansion coloniale et commerciale de l’Angleterre. La découverte du Nouveau Monde et les premières circonvolutions sont déjà un peu datés. Il n’en demeure pas moins que chaque navire qui accoste, chaque cargaison exotique qui se déverse sur les quais, chaque récit de voyage, brèves de taverne émulsionnent les imaginations fertiles, nourrissent l’émerveillement, la fierté et le désir de voyages lointains.

Les premières pages de « L’île au trésor » de Stevenson par exemple témoignent de la fascination ambiguë des clients de l’Amiral-Benbow pour les mémoires d’un vieux loup de mer ivrogne :

« Ses histoires étaient ce qui effrayait le plus son auditoire. C’étaient d’horribles histoires de pendaisons, de tortures, de tempêtes, il y était question de l’île des Tortues Sèches, d’actes de sauvagerie et de ports de l’Amérique espagnole. A l’entendre, il devait avoir passé sa vie parmi les plus féroces sacripants auxquels Dieu ne permit jamais de parcourir les mers ; et le langage qu’il employait pour raconter ses histoires choquait nos braves paysans presque autant que les forfaits qu’il décrivait. Mon père prédisait toujours la ruine de son auberge, car disait-il, les gens finiraient par se lasser d’être tyrannisés et humiliés, pour aller ensuite grelotter dans leurs lits ; mais je crois que sa présence nous était plutôt profitable. Sur le moment, les gens avaient peur, mais avec un peu de recul, cela ne leur déplaisait pas ; c’était une fameuse distraction dans leur vie si paisible ; et il y avait même une coterie de jeunes gens qui prétendaient l’admirer, disant qu’il était « un vrai loup de mer », « un authentique vieux flambart », et que c’étaient des hommes de cette trempe qui ont rendu l’Angleterre redoutable sur tous les océans. »

Chaque port devient ainsi une fenêtre ouverte sur le monde. Robinson demande à sa mère d’intercéder sans succès en sa faveur et décide de fuguer. De s’arracher au quotidien, à l’ennui, au confort et à la sécurité. D’assouvir enfin ce mystérieux « Appel du large ». « La mer est la zone abstraite par excellence, un espace de pure projection, nourri par tous les récits entendus et les périples marins racontés depuis l’Odyssée. »  

Or le monde est dit-on semé d’embûches. Et aujourd’hui encore la prévention met l’accent sur les risques, les dangers qui guettent les fugueurs/euses. Robinson ne fait pas exception. Tombe de Charybde en Scylla : premier naufrage, esclavage, avant de vivre sur sa plantation brésilienne. Son aventure n’a rien d’abracadabrantesque. Ce n’est ni « L’homme de Rio » ni « Les tribulations d’un chinois en Chine ». C’est une aventure banale. Celle d’un héro du quotidien. Sans super pouvoir mais confit de ressources. Bien ancré dans le réel. Concret. Entreprenant. Dont le moindre geste donne un réalisme fou à l’intrigue dans laquelle chacun se projette : comment m’y prendrais-je moi-même ?

Résultat, 3 siècles plus tard on est toujours sous le charme. Scotché devant – c’est selon - « Koh Lanta », « Les apprentis aventuriers », « Retour à l’instinct primaire », « Seuls face à l’Alaska ». Il n’y a qu’à zapper !

Les successeurs de Defoe injecteront tout de même une bonne dose d’exotisme dans leurs robinsonnades pour stimuler la sensation d’évasion des lecteurs. On retrouvera par contre sa marotte des listes, du rendement agricole, du rythme saisonnier des travaux et des jours dans le « Walden » du très sérieux Henry D.Thoreau. Un philosophe américain qui analyse l’économie, la division du travail et professe la sobriété et l’autarcie tout en faisant preuve d’envolées lyriques face aux beautés de la nature.

Bref, la fugue devient un tremplin pour l’aventure. Une circonstance mainte et mainte fois reprise. « L’appel du large » devient un mobile habituel. Pas besoin de chercher bien loin sur mes rayons :

« Je venais d’avoir seize ans lorsque je m’enfuis de la maison paternelle pour m’engager comme matelot. Ce n’était pas que je fusse malheureux dans ma famille ; je quittais, au contraire, des parents affectueux et remplis d’indulgence, des sœurs et des frères qui m’aimaient et qui me pleurèrent longtemps après que je fus parti.

Mais dès ma plus tendre enfance, la mer m’avait toujours attiré, moins par envie d’être marin que pour voyager sur l’Océan, dont je voulais contempler les merveilles. Il fallait que ce vif désir fût inné chez moi, car mes parents étaient loin d’encourager mes dispositions maritimes ; il faisaient même tout ce qui était en leur pouvoir pour me détourner de la carrière que je voulais suivre, et ils me destinaient à une profession tout opposée à la vie que je rêvais ; mais les conseils de mon père, les supplications de ma mère furent complètement inutiles ; je dirais plus, et je l’avoue à ma honte, ils produisirent un effet diamétralement contraire à celui qu’ils en attendaient : loin d’éteindre en moi cette passion du vagabondage qui me poussait à courir le monde, ils me firent chercher avec plus d’ardeur que jamais tous les moyens possibles d’arriver à mon but. Il en est souvent ainsi chez les natures obstinées, et l’entêtement, quand j’étais jeune, constituait mon principal défaut. L’amour du fruit défendu est, il est vrai, commun parmi les hommes. […] Mais personne n’eut jamais autant de motifs que moi de regretter d’avoir désobéi à mes parents […] » (Capitaine Mayne-Reid – A la mer !)

Plus loin, Edgar Allan Poe : après une réception bien arrosée, Arthur Gordon Pym, fils d’un « respectable commerçant », et Auguste Barnard, fils d’un capitaine, décident de prendre la mer en pleine tempête à bord d’une barcasse. Ils sont sauvés in-extremis mais cela ne les décourage pas :

« Tout au contraire, je n’éprouvais jamais un si ardent désir de connaître les étranges aventures qui accidentent la vie d’un navigateur qu’une semaine après notre miraculeuse délivrance. »

Les deux camarades se montent le bourrichon :

« Il (Auguste) avait une manière de raconter ses histoires de mer (je soupçonne maintenant que c’étaient, pour la moitié au moins, de pures imaginations) bien faites pour agir sur un tempérament enthousiaste comme le mien, sur une imagination quelque peu sombre, mais toujours ardente. Ce qui n’est pas moins étrange, c’est que c’était surtout en me peignant les plus terribles moments de souffrance et de désespoir de la vie de marin, qu’il réussissait à enrôler toutes mes facultés et tous mes sentiments au servisse de cette romanesque profession. […] Toutes mes visions étaient de naufrage et de famine, de mort ou de captivité parmi les tribus barbares, d’une existence de douleur et de larmes, traîné sur quelque rocher grisâtre et désolé, dans un océan inaccessible et inconnu. De telles rêveries, de tels désirs, -sont fort communs, on me l’a affirmé depuis, parmi la très nombreuse classe des hommes mélancoliques ; - mais, à l’époque dont je parle, je les regardais comme des échappées prophétiques d’une destinée à laquelle je me sentais, pour ainsi dire, voué. »

Evidemment sa famille n’abonde pas dans son sens :

« Mon père ne s’y opposait pas directement, mais ma mère tombait dans des attaques de nerfs sitôt qu’il était question du projet ; et, pire que tout mon grand-père, de qui j’attendais beaucoup, jura qu’il ne me laisserait pas un shilling si j’osais désormais entamer ce sujet avec lui. Mais ces difficultés, loin d’abattre mon désir, furent comme de l’huile sur le feu. » (Edgar Allan Poe – Aventures d’Arthur Gordon Pym)

Il ourdit son projet de fugue en douce et patiente avant de s’embarquer clandestinement à bord du navire que commande le Capitaine Barnard…

Les exemples s’égrènent ainsi jusqu’à nos jours. Coup de chance « Celui qui n’avait jamais vu la mer » de J.M.G. Le Clézio surgit d’une boîte à livres pour compléter le tableau :

« Daniel ne parle presque pas et n’a pas d’amis. On dirait qu’il dort les yeux ouverts. Il a l’air de venir d’ailleurs. Il aurait pu s’appeler Sindbad le Marin, dont il a lu les aventures, le seul livre qu’il connaisse par cœur : son regard ne s’anime que lorsqu’on lui parle de mer et de voyage. Mais la mer, il ne l’a jamais vue. Alors, un jour de novembre, il s’en va pour ne plus jamais revenir…Maintenant, il est libre ! » (Quatrième de couverture – Folio Junior)

L’autre surprise vient providentiellement de la même boîte. « Un caillou dans la poche » de Marie Chartres témoigne que l’évènement extraordinaire qui bouleverse le quotidien peut surgir de la mer. L’attente devient une alternative à la fugue. Et en l’occurrence, le hasard fait bien les choses :

« Un caillou. L’île o ù vit Tino n’est pas beaucoup plus grande qu’un caillou. La plupart de ses 216 habitants sont vieux et jamais rien ne se passe. Tino rêve qu’un jour quelque chose vienne de la mer, comme une baleine ou un chercheur d’or. Ou bien qu’il découvre un caribou au milieu des fougères. Mais le bateau n’amène qu’une classe venue visiter l’île. Tino ne sait pas encore qu’il va faire la rencontre la plus extraordinaire de sa vie. » (Quatrième de couverture – L’école des loisirs)

«L’appel de l’aventure » est autant « L’appel du large » que « L’appel de la forêt ». Jack London sait de quoi il parle et le roman de sa vie parle pour lui.

Malgré toute son affection, le chien Buck s’éloigne peu à peu de son maître. Il a une perception de plus en plus fine de son environnement. Développe ses expériences et ses capacités. Son instinct ancestral refait surface. Et au fur et à mesure qu’il court les solitudes, croise des corniauds, des loups, qu’il chante avec eux de concert, joue à cache-cache des nuits entières, il prend conscience que sa vraie place n’est pas au côté des hommes mais au sein de la meute. Les grands espaces, la forêt, sont tout autant mythiques, mystérieux et symboliques que la mer. Ce sont des décors de contes par excellence. Des lieux d’apprentissage et d’initiation.

Sandrine Colette prolonge ce thème d’une certaine façon avec « On était des loups ». Le narrateur de son roman est un marginal, traumatisé par un père violent dans son enfance, qui trouve refuge et un peu d’estime de soi dans le repli de ses montagnes, entouré de sa femme et d’Aru, un enfant non désiré. Lorsque sa compagne meurt sous les griffes d’un ours il se résigne à abandonner à des proches ce gamin qu’il considère comme un boulet. Chemin faisant il lutte contre lui-même, son manque d’empathie et découvre finalement un garçonnet plus courageux qu’il ne le pensait. Les voilà tous les deux qui communient avec la nature et hurlent avec les loups :

« Ils sont loin on les entend par ricochet dans la montagne et Aru s’est redressé. A vrai dire on s’est redressé tous les deux et je remarque la tension similaire de nos corps penchés en avant et pourtant on sait lui et moi que les loups sont trop éloignés on ne les verra pas. C’est plutôt la fascination du marin quand les chants des sirènes résonnent sur la mer, quelque chose d’irrépressible qui vrille au fond de nos ventres et vient chercher une vieille connivence oubliée du temps où l’univers était une sorte de fusion, j’ai du mal à expliquer et pourtant en ce temps là je crois qu’il n’y avait pas ces haines et ces peurs, en ce temps là on était des loups et les loups étaient des hommes ça ne faisait pas de différence on était le monde. Le chant des loups nous appelle parce que c’est notre chant et aussi loin qu’on puisse remonter il y a l’éclat d’un animal en nous, c’est pour ça que ça nous m’émeut et que les larmes viennent brûler le bas de mes yeux. Ce n’est pas du chagrin c’est une émotion profonde viscérale racinaire et ceux qui ne ressentent pas ça ils ont tout oublié, ce sont des gens déjà morts. Il n’y a pas de mots pour définir ce qui m’étreint et je me dis que c’est pour ça que je vis ici, pour toucher du doigt, du bord du cœur, le territoire sauvage qui survit en moi et à ces moments là quand les loups hurlent dans la montagne je sais que je ne suis pas seul. C’est à cet instant aussi que l’autre voix s’élève celle que je n’attendais pas. »

Pour finir, j’ai trouvé rigolo le résumé de « Flash, chien loup » de Hal G. Evarts qui prend le contre-pied de Jack London :

« Métis de loup et de chien, Flash est recueilli dès sa naissance par un jeune trappeur, Moran, qui parvient à faire réapparaître chez cette bête magnifique l’atavisme du chien. Cependant, pour tout autre que Moran, Flash demeure un loup ; seule l’affection du maître adoré réussit à maîtriser l’élan ancestral qui le pousse à tuer tout être vivant. En dehors de Moran, un seul être a su faire la conquête de Flash : Betty, une jeune fille que des raisons mystérieuses contraignent à vivre en recluse dans les bois…. » (Quatrième de couverture – Jeunesse-Pocket)

 

Voilà, « L’appel de l’aventure » résonne fatalement comme le chant des sirènes. Ensorcelant. Irrésistible. Si aguichant qu’on se laisse aveuglément guider et se fracasser sur les récifs pour y être dévoré.

Mais cet « Appel » est surtout un cri venu de l’intérieur. Qui extériorise le besoin d’indépendance. De liberté. D’un idéal qui rompe avec la banalité du réel. D’un refus des limites et des attentes sociales.

Certains Robinson traversent une crise d’adolescence, sous les encouragements de leurs pairs et sourds aux appels à la raison de leurs pères. Le conflit de génération est consommé dans un passage à l’acte : la fugue. Partir est une affirmation de soi ! Et le coup de tête ? Plus réfléchi et planifiée qu’on ne croit.

Pourtant d'autres auteurs laissent planer le sentiment que cet « Appel » trouve son origine dans un instinct mystérieux qui ne peut rester inassouvi.

La fugue ouvre la parenthèse audacieuse de l’aventure et d'un épanouissement possible. Mais pas de happy end chez Defoe. Pas de retour du Fils Prodigue. Ses parents sont décédés. Sa femme et ses propres enfants ne sauront pas plus qu’eux le retenir puisqu’il repartira en fin de compte.

Son désir d’aventure semble viscéral. A moins qu’il ne soit définitivement immature ! Ou addict à l’adrénaline. Aux péripéties. Aux épreuves. Aux rebondissements. L’aventure est devenue l’antidote à l’ennui. Comme beaucoup de héros, Robinson mènera une vie d’aventures...plurielles.

Tag(s) : #DECRYPTAGE
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