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Il faut absolument désherber ma bibliothèque des ouvrages inutiles. Trier. Faire du vide. Ou acheter l’appartement des filles d’à côté. A commencer par « L’île des esclaves » de Marivaux dont j’ai une pile d’éditions diverses et variées, dénichées toutes dans des boîtes à livres des alentours.

Incroyable, la pièce y est aussi fréquente que celles de Molière ! Soit il y a un prof obsessionnel au lycée Pissarro. Soit cette pièce sert en effet à développer l’esprit critique, « le jugement moral et la citoyenneté des élèves ».

Je ne me souviens pas d’avoir étudié Marivaux à l’époque. Il est pourtant dans tous les programmes scolaires. Alors, absent ? Plus probablement, gribouillais-je au fond de la classe. Pas avec le même succès que Guy Degrenne. Sans rancune. Alors, « Retour vers le futur » : 1980, Versailles chantier, O’Gaulois, l’avenue de Paris, ses contre-allées, ses platanes, le lycée Marie Curie, le Bac de français …

Premier survol : chou blanc. Il ne s’agit pas d’une robinsonnade. Plutôt d’une utopie insulaire. Point final ? Pas vraiment, je me laisse distraire et porter par « les clés de l’œuvre » d’Annie Collognat-Barès.

L’action se déroule en Grèce Antique. Un navire fait naufrage sur l’île des esclaves. Des esclaves qui se sont émancipés de leurs anciens maîtres. Les ont asservis à leur tour. Se sont donnés une constitution. Et après avoir digéré leur colère, leurs ressentiments, se sont donnés pour mission de changer les mentalités de ceux qui mettraient désormais le pied sur l’île et d’inverser les rôles pour que chacun prenne bien conscience de l’iniquité des relations maîtres/esclaves et s’amende.

La mécanique comique fonctionne sur l’inversion des rôles pour dénoncer le ridicule des unes et des autres. Et sur l’effet miroir pour influencer les comportements. Visés :

- Les coquettes, d’abord, que Cléanthis, la femme de chambre, étrille avec l’étalage des défauts d’Euphrosine : « vaine, minaudière, coquette ». Sa rancoeur est telle qu’elle compte bien abuser du retournement de situation pour faire payer cher à son ancienne maîtresse les humiliations qu’elle a subits : le mépris, les insultes, les violences.

- Les aristocrates que fustige Arlequin qui égratigne son maître : « Étourdi par nature, étourdi par singerie, parce que les femmes les aiment comme cela ; un dissipe-tout, vilain quand il faut être libéral, libéral quand il faut être vilain ; bon emprunteur, mauvais payeur ; honteux d'être sage, glorieux d'être fou ; un petit brin moqueur des bonnes gens ; un petit brin hâbleur ; avec tout plein de maîtresses qu'il ne connaît pas : voilà mon homme.»

Mais Arlequin passe bien vite l’éponge et met fin au calvaire au grand damne de Cléanthis. « Il incarne le triomphe d’une nature innocente (au sens étymologique de celui qui ne peut faire aucun mal) sur la méchanceté, le cynisme et la corruption ». Il ne souhaite à personne les souffrances qu’il a endurées. Le valet est grand prince ! Iphicrate lui réplique tout de même qu’ils ont été élevés comme des frères au sein de la maison paternelle et qu’il était du voyage du fait même de leur attachement. Au final, chacun reprend son rang et son rôle. On peut espérer néanmoins que cette séance de « théâtre forum » aura eu ses conséquences.

On qualifie désormais cette pièce de comédie sociale. Rien de révolutionnaire. Marivaux ne plaide pas pour la « lutte des classes » ! A l’époque elle appartient plutôt au registre du théâtre de foire, au revival de la Commedia dell’arte un temps chassée de Paris. Et l’on sait que le rire est censé avoir des vertus morales. La pièce joue donc sur l’effet miroir pour éclairer l’auditoire en ce siècle des Lumières. Aristote parle de catharsis, de purgation ou de purification des passions. Et il en va de la tragédie comme de la comédie. « En reconnaissant sur scène un effet ridicule du réel, le spectateur apprend à fuir les vices et à imiter les vertus. »

A moins qu’il ne s’agisse tout bonnement d’un vaudeville – « une comédie sans intentions psychologiques ni morales » – car l’argument de la pièce est un peu spécieux. C’est gonflé d’assimiler les domestiques aux esclaves et de tordre le cou à la réalité. Certes, aujourd’hui encore on parle de « domination rapprochée » pour caractériser ces relations de service en huis clos. Mais tout de même…

Le fascicule « Maîtres et valets dans la comédie française du XVIIIe siècle » soumet un tout autre point de vue. On ne peut tout de même pas qualifier les domestiques de « privilégiés » mais à coup sûr ils constituent une catégorie sociale à bien des égards « originale ». « Les serviteurs possèdent le goût du confort, de la mode et du paraître. » Pire, ils singent leurs maîtres et usurpent parfois leur identité.

« Pour les moralistes des Lumières, les domestiques incarnent les passions négatives. Prompts au vol et à la débauche, piliers de cabaret et de billard, ils grugent leurs maîtres en déployant toutes les ressources de la séduction et du mensonge. Ils vivent dans l’artifice en prenant le nom et les titres de leur patron. Le serviteur, dénué de toute identité, n’est que le double de son protecteur. » Du coup, si le domestique est un double, l’inversion n’aurait plus beaucoup de sens. Sauf au théâtre où les personnages sont stéréotypés. Ceci dit il y a bien entre maîtres et domestiques des questions de pouvoir, de domination, de hiérarchie qui transpirent au travers des plaintes de Cléanthis et d’Arlequin.

La pièce date de 1725. C’est une utopie légère. Une satire qui stimule l’autodérision chez le spectateur. Mais pas subversive au point de déclencher la censure. Evidemment on n’est plus sous le règne de Louis XIV, de Mme de Maintenon et des dévots. La régence de Philippe d’Orléans est progressiste : libération de la parole, libéralisme économique et liberté des mœurs (fêtes galantes). Dans la foulée, Marivaux produira deux autres utopies insulaires : « L’île de la raison » (1727) et « La nouvelle colonie » (1729), une pièce féministe avant l’heure, dit-on, où les femmes s’unissent pour « revendiquer leurs droits, lutter contre l’avilissement et la soumission qu’elles doivent endurer, tout en réclamant la fin de la servitude et l’égalité entre les sexes».

Quelques années plus tôt, l’île était déjà le théâtre d’un chapitre ou deux (à feuilleter sur Gallica pages 102 à 156) d’un premier roman intitulé « Les Effets surprenants de la sympathie » (1713). Marivaux avant Defoe y contait déjà les aventures d’un naufragé qui civilise les « sauvages ». Inattendu. Stupéfiant ! Comme quoi l’île fait partie de la géographie imaginaire de certains auteurs.

« Au fil du texte », dans son chapitre consacré aux lectures croisées, Annie Collognat-Barès mentionne « Arlequin sauvage » une pièce de DeLisle de la Drevetière (1721). Je suis en arrêt ! Cet « Arlequin sauvage », arraché à ses forêts, voyage en compagnie de Lélio qui lui offre fortune et protection ou du moins ce qu’il en reste après son naufrage sur les côtes espagnoles au retour des Indes.

Notre Arlequin découvre l’occident, son mode de vie, ses mentalités, ses institutions. S’étonne de tout. Donne des points de vue désappointant et désopilants. Cela rappelle un peu beaucoup le principe des « Lettres persanes » (1721) dans lesquelles Montesquieu renverse – encore un changement d’optique ! - les habitudes de voir et de penser du lecteur en prêtant la parole à un voyageur persan. C’est une occasion à peine déguisée de critiquer les moeurs et les institutions françaises. Pleine de spontanéité et mutine sans jamais verser dans le réquisitoire ni la diffamation. Mais derrière la dérision se cachent bien des vérités.

Il y a chez cet « Arlequin sauvage » un « Vendredi » qui sommeille. Defoe, fin observateur de son temps, dit-on, journaliste, essayiste, pamphlétaire aurait tout à fait pu se saisir de la naïveté du personnage de Vendredi pour, dans son second tome des aventures de Robinson Crusoé, porter un regard décalé sur la société anglaise et fustiger son actualité religieuse, politique, économique. Mais non, Vendredi restera dans l’ombre le serviteur muet d’un aventurier à la dérive sur le continent. Une suite qui n’aura pas le succès escompté. Dommage !

Sur ce même sujet brûlant des relations maîtres/valets, 1 siècle ¾ plus tard, James Matthew Barrie monte « L’admirable Crichton ». Toujours sur un scénario d’inversion où l’on bascule d’un univers très codifié qui rappelle « les vestiges du jour » et « Downton Abbey » au campement de fortune d’un « Koh Lanta ».

On découvre dans l’exposition les coulisses d’une riche demeure d’un Pair d’Angleterre et de sa nombreuse domesticité. Une petite société très hiérarchisée sur laquelle règne Lord Loam, un aristocrate qui se singularise par ses idées progressistes, et le maître d’hôtel Crichton en chef d’orchestre très à cheval sur les principes.  

Lord Loam illustre ses idées plus paternalistes que sociales en invitant ses domestiques à une réception mensuelle gênante au possible pour ses filles qui servent le thé et les biscuits et ses domestiques déconcertés par ce bref changement de régime. C’est l’occasion pour Loam de se justifier et pour Crichton d’indiquer ses réticences :

Au cours de ce goûter Lord Loam annonce au personnel et à son entourage son projet de croisière, juste accompagné de son majordome et d’une femme de chambre. Et ce qui devait arriver arriva. Le bateau fait naufrage. Lord Loam, ses filles, Ernest, le révérend sont incapables de réagir et s’adapter à leurs nouvelles conditions de vie. Crichton et Tweeny, plus débrouillards, prennent les choses en main et président à la survie du groupe. Insidieusement la robinsonnade renverse la table et redistribue les cartes. Une nouvelle hiérarchie voit le jour sur le principe de la valeur personnelle sur le campement, Crichton en prend la tête !

Deux ans plus tard, alors que Crichton, au sommet de sa gloire, va épouser Marie, la fille aînée de Loam, un navire se profile à l’horizon. Secourus, les naufragés reviennent à Londres où les choses reprennent leur cours. Pas tout à fait…Ernest le jeune écervelé du groupe a rédigé leurs aventures et s’arroge le succès de leur survie. Le triomphe du livre met tout le monde mal à l’aise vis-à-vis de Crichton mais l’honneur est sauf. Celui-ci ne bronche pas mais dévisse, démissionne et ouvre un restaurant avec Tweeny.

Cette pièce de James Matthew Barrie date de 1902. Sur Wikipédia on lit qu’elle pourrait être inspirée par « Robinson’s Eiland » (1896) de Ludwig Fulda, un auteur allemand dont on ne trouve pas de traduction. En tout cas, elle précède de très très peu « Peter Pan », le spectacle familial - avant de devenir un roman pour la jeunesse - qui propulse définitivement son créateur à la postérité et sa créature au panthéon des personnages mythiques.

Peu de critiques sur le net à propos de la pièce. François Rivière lui consacre tout de même quelques lignes dans sa biographie mais manifestement il n’a pas lu la pièce :

Ce qui est sûr pour reprendre François Rivière, c’est que l’auteur baigne au milieu de récits insulaires, des lectures d’enfance, « Robinson Crusoé », « L’île de corail » de Robert Michael Ballantyne à « L’île au trésor » de l’ami qu’il admire, Robert Louis Stevenson.

La thèse sous-entendue dans le titre c’est que James Matthew Barrie serait resté un enfant qui ne voulait pas grandir. Un fils à maman qui n’a jamais vraiment consommé son mariage. Qui s’entiche des 3 enfants de la famille Llewelyn-Davies et s’incruste chez eux comme un coucou. Qui imagine avec eux et pour eux tout un univers ludique de pirates, d’indiens, de fées, etc… Son Neverland – qui n’est pas l’île de Nul part mais l’île de Jamais - prend progressivement forme à partir d’une représentation du jardin public de Kensington où il se promène et de celui de sa propriété de Blake Lake Cottage.

Barrie s’ancre durablement dans les îles et écrira plusieurs versions du récit qui l’obsède avant de tenir enfin le personnage définitif. Peter Pan est d’abord le bébé de « the little white bird » qui se déroule dans l’île aux oiseaux du lac Serpentine. Puis peu ou prou au cœur d’une l’autoédition, « The boy castaway of black lake island […] » qui capte les jeux d’enfant des jeunes Davies. Or ce Neverland qu’il décrit, cette île fantastique, rappelle assez par exemple celle de Mark Twain - un quart de siècle plus tôt – qui raconte la fugue et l’école buissonnière de Tom Sawyer et Huckleberry Finn sur un îlet du Mississipi. Des transpositions de l’imaginaire enfantin dans lesquelles replonge l’adulte émerveillé !

Depuis Defoe, la relation maître/esclaves, maître/serviteur est au cœur du débat sur le duo Robinson/Vendredi. Je suis un peu trop dans le « et en même temps » pour trancher quoi que ce soit. Peut-être qu’une relecture, qui plus est de la récente traduction de Françoise du Sorbier qui dépoussière – dit-on – celle de Pétrus Borel qui date de 1836, pourrait m’y aider.

Bien sûr c’est un récit ethnocentrique. Mais j’ai plus l’image d’un Vendredi comparse, compère, faire-valoir, certes, mais ni servile ni asservi. Plutôt reconnaissant et fidèle, dans le sens où sa prosternation aux pieds de Robinson semble indiquer sa vénération. Dirigé dans le portage de projets, les travaux et la conversion. Or, en l’occurrence Robinson se félicite des questionnements pertinents de Vendredi qui l’ont obligé à creuser et affermir sa foi dont il admet qu’elle était défaillante.

Cela dure ce que dure le séjour sur l’île. Les secours, le retour en Europe changent la donne. Dès l’épisode de la traversée des Pyrénées, il semble que la traduction change, et que le « fidèle Vendredi » devienne un « fidèle serviteur », un « valet », un personnage très secondaire.

Vendredi est réhabilité dans le scénario d’inversion de Michel Tournier, « Vendredi ou les limbes du Pacifique », dans lequel l’auteur flirte d’abord avec la reprise avant de se détourner de l’original avec l’épisode de l’explosion de la caverne qui servait de remise. Le « Retour à l’instinct primaire » qui en découle est une leçon de vie qui valorise la culture indigène au travers du regard bienveillant initié par la démarche anthropologique. Au final Robinson coupe avec son Angleterre natale tandis que Vendredi part à la conquête du monde.

Voilà, on a changé beaucoup de points de vue au fur et à mesure des textes. J’en ai un peu le mal de mer. Je croyais vider ma bibliothèque et j’ai rentré pas mal d’occases : DeLisle de la Drevetière, Montesquieu, James Matthew Barrie, François Rivière, etc... Finalement, l’opération n’était pas si rentable que cela ;-)

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