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Je me souviens de mes premiers pas sur le Net : « L’île de béton »… Celle qui surgit d’abord des banques d’images fut celle d’Hashima, la ville fantôme, cité minière abandonnée, délabrée, décrépite, dont les ruines sont devenues un terrain de jeu pour photographes et grapheurs. Ces images m’en évoquèrent d’autres, plus proche, dans le Vexin, celles du sanatorium d’Aincourt. Partout le bâti se désagrège de la même façon. Les ruines sont universelles. Et partout l’on retrouve l’âme de Lascaux.  

Celle de J.G. Ballard est venue en second. Ce n’est pas à proprement parler une île – de – béton d’ailleurs. Techniquement c’est un terrain « résiduel ». Un triangle intercalaire enchâssé au cœur d’un réseau autoroutier de la banlieue du Londres des années 70. On survole un décor projeté façon Niemeyer ou Le Corbusier, un urbanisme fonctionnaliste, où triomphent le béton et le macadam. Un urbanisme tentaculaire qui irrigue les centres villes à vocation tertiaire en traversant tout un damier de lotissements, de villes nouvelles, de zones commerçantes, artisanales, industrielles. Un réseau tout entier dédié à la Sainte Automobile. 

Quelques décennies plus tard ce grand corps difforme est à l’agonie. Il s’asphyxie sous les particules fines. Les artères bouchées. Qu’on voudrait fluide. Hé bien le vœu est exaucé en cette période de pandémie ! Les villes sont silencieuses. Chacun est confiné dans son Immeuble à Grande Hauteur. 

Bref c’est un terrain vague, un dépotoir, que surplombent des voies rapides, un angle mort pour les automobilistes pressés.

Résumé : Robert Maitland quitte les bras de sa maîtresse pour rejoindre son cabinet d’architecte. Sur la route un pneu de sa Jaguar éclate. Il perd le contrôle, fait une embardée par-dessus le parapet de sécurité et finit sa course au fond d’une zone technique encastrée, à la croisée d’un réseau de voies express

Il en sort indemne, à peine commotionné, gravit le remblai très escarpé et particulièrement meuble pour atteindre la route dans l’intention d’arrêter un véhicule, demander du secours, mais il est percuté par une voiture lancée à grande vitesse, estropié et éjecté à nouveau dans le terrain vague. Comme piégé par la force centrifuge. Au cœur d’un atome entouré d’électrons libres.

La jambe cassée, il se traîne jusqu’à la carcasse de sa Jaguar, s’enfile d’un trait une bouteille de vin tirée de son coffre, s’endort et cuve en pensant à son entourage – sa femme, sa maîtresse, ses collaborateurs - habitué à ses brusques changements d’emploi du temps, à ses voyages d’affaires, sans prévenir et qui ne s’inquiétera pas de son absence.

En attendant les secours, Robert Maitland s’adapte, étanche sa soif en vidant son lave-glace, se fabrique une béquille avec un pot d’échappement et part à l’assaut d’une puissante grille qui ferme l’accès à ce vide technique, une malheureuse trousse à outils à la main. Il n’y parvient pas et se sent désormais et naufragé et prisonnier.

En observant son environnement il découvre que l’échangeur est construit sur les vestiges d’un village. Il perçoit sous les hautes herbes les traces d’une rue, d’une villa victorienne, d’un cimetière.

Il sort de sa valise de l’eau de toilette pour nettoyer ses plaies et un smoking pour se changer, tente d’escalader à nouveau le remblai mais la pluie qui ruisselle l’a transformé en gadoue ce qui rend l’ascension impossible. Le voilà cra-cra, un vrai pailhasse. Par contre il a la présence d’esprit de collecter un peu d’eau.

Lui vient alors l’idée de signaler sa présence en incendiant sa Jaguar. Un automobiliste fait mine de s’arrêter, le prend pour un clochard et lui jette un sandwich que Robert Maitland dévore gloutonnement. Le lendemain il s’étonne du silence qui règne et en déduit que c’est le week-end.

La fatigue, les blessures, la fièvre, la crasse, les vêtements en loque, Robert Maitland n’est plus que l’ombre de lui-même. Il se sent diminué intellectuellement, perd ses repères et a des réactions inappropriées. Au milieu des herbes folles il découvre la cave d’une ancienne imprimerie où il se met à l’abri en attendant de se requinquer. Il écrit un message sur un pilonne pour alerter les banlieusards mais la pluie l’efface.

Autour de lui, sous l’effet du vent, les hautes herbes ondulent, font des remous. A nouveau il tente de franchir le remblai en s’y accrochant sans succès. En prenant de la hauteur, tel un archéologue, il exhume du paysage la vie qui régnait ici d’autrefois : un cinéma, un hangar, un escalier. Ses idées dérivent sur son enfance, ses blessures secrètes. Et à force de la parcourir en long, en large et en travers, l’île lui devient familière. 


Je ne vais pas non plus vous mâcher toute la lecture et vous spoiler la fin. Un peu tout de même. Sachez que tout bascule avec l’irruption des autochtones de « L’île de béton », des naufragés eux aussi, des paumés, des marginaux, des cloches comme en décrit Patrick Declerk dans la collection Terre Humaine, « Les naufragés, avec les clochards de Paris »  :

« Nous les côtoyons tous les jours. Souvent ils sont ivres peinent à mendier. Ils sentent mauvais, vocifèrent et font un peu peur. Nos regards se détournent. Qui sont ces marginaux au visage ravagé ? Ce sont les clochards. Fous d’exclusion. Fous de pauvreté. Fous d’alcool. Et victimes surtout. De la société et de ses lois. Du marché du travail et de ses contraintes. Mais au-delà, c’est contre la vie même qu’ils se révoltent. Hallucinés, ivres, malades, c’est un autre et impossible ailleurs dont ils s’obstinent à rêver furieusement. » (4ème de couverture).

Il s’agit de Jane. En rupture de ban. Qui cache son mal être, son mal de vivre dans une existence déliquescente : java, défonce, passe et vomit son fiel d’anarchisme stéréotypé à la face de ce petit bourgeois de Maitland. Elle hésite à lui porter secours, à l’hospitaliser et à la manière d’Annie Wilkes avec Paul Sheldon – accidenté de la route lui aussi !! - dans le « Misery » de Stephen King, le séquestre et profite de sa faiblesse pour lui infliger une torture psychologique et le manipuler à loisir. 

Et de Proctor un trapéziste amoché par une chute et bébêtifié qui oscille entre garde chiourme et garde malade, animé encore d’un peu d’empathie. Le personnage renvoie à l’ambiance de ces films d’après-guerre style « Sous le plus grand chapiteau du monde » (Cecil B. DeMille, 1952) et « Trapèze » (Carol Reed, 1956).

Prisonnier de l’île, Robert Maitland cherche le passage secret qui leur permet d’aller et venir dans l’île. Et lorsqu’il vient à bout de ses geôliers, c’est pour admettre qu’il a trouvé dans « L’île de béton » un univers à sa mesure. Qu’il a choisi inconsciemment d’y rester. Que l’isolement lui a permis d’échapper à la frénésie qui l’entoure. A prendre du recul certainement sur la réussite, le fric. A prendre conscience du vide existentiel et de la vanité des choses. Parce que la sortie, il l’a sous les yeux depuis le début, c’est le remblai…

« La réunion de ces trois êtres aux destins atypiques permet de créer un cadre burlesque et cruel où se débat une humanité ridicule, cherchant juste à survivre dans l’indifférence générale […]. » écrit un chroniqueur.

La mise en scène de ce huis-clos morbide, entre trois paumés, trois loosers : l’architecte, la pute et l’idiot du village, leurs rapports et leurs échanges me rappellent étrangement « En attendant Godot » de Samuel Beckett. Une pièce fascinante ! Je ne vois pas de meilleur raccourci que de repiquer quelques citations de l’article de Laffont-Bompiani (Nouveau dictionnaire des auteurs) pour exprimer mon impression générale :


« Qu’il s’agisse des pièces, des romans ou des nouvelles, la thématique est apparemment la même, apparemment indéfiniment répétitive : le temps humain, l’attente, la quotidienneté, la solitude, l’aliénation, la mort, l’errance, la non-communication, la déchéance, et aussi – plus rarement – l’espoir, le souvenir, le désir. »

Plus loin et c’est aussi mon avis, « ces personnages n’ont pas de psychologie, pas d’individualité au sens classique : ce sont des ombres, des figures, des incarnations d’une certaine condition humaine, et surtout, ce sont des voix.»

Il y a dans l’île de béton ce commentaire permanent de Robert Maitland entre bavardage et journal de bord « comme si parler équivalait à être ». Dans cette descente aux enfers, dans cet abandon, dans l’oubli où il sombre, seule cette parole lui assure d’échapper au néant. Et ce babillage semble s’adresser tout autant à lui-même qu’au lecteur finalement. 

Il y a bien du théâtre de l’absurde dans la dramaturgie de J.G Ballard mais ses fans le considèrent comme une sommité de la Science-Fiction. Ce roman appartient à ce qu’ils appellent couramment la « Trilogie de béton » : « Crash » (1973), « L’île de béton » (1974) et « IGH » (1975). Elle témoigne du pessimisme de l’auteur à l’égard de l’urbanisme et de l’architecture fonctionnaliste obnubilés par le béton, un béton omniprésent, devenu source d’angoisses et symbole de déshumanisation, d’isolement, de solitude. 

Tout est fait pour asservir l’homme et ces romans sont autant d’accrocs à la mégalomanie de l’utopie fonctionnaliste, quasi totalitaire, qui fait « table rase du passé pour construire la ville parfaite » et ouvre l’ère implacable de l’industrie automobile. 
La voiture structure désormais notre paysage à la fois promesse de liberté, de découverte et de mouvement mais également de contrainte des trajets et de tempo aliénant. C’est désormais le cadre de vie de l’homme contemporain, pressé et surmené ! Mais derrière le profil policé sommeille toujours un sauvage.

J’ai un peu de mal à me convaincre que « L’île de béton » entre dans la case Science-Fiction. J’ai certainement une vision trop étriquée de ce genre littéraire. A moins que précisément l’univers de J.G Ballard soit rattrapé par la réalité. Que la patine futuriste soit trop sommaire. Que sa banalité frise l’ennui. 

Mais je suis prêt à me laisser convaincre en feuilletant le Guide Totem de la Science-Fiction de Lorris Murail. Dans son article consacré à Ballard justement, il rappelle que l’auteur collabore dans les années 70 au magazine New World dans lequel il explore « le monde moderne : le nouveau cauchemar ». Or, pas besoin d’imaginer les pires catastrophes, il suffit d’extrapoler le présent.

Je retiens surtout cette citation - en aparté - qui me persuade :
« Les gens me disent toujours :
« Vous concevez-vous comme un écrivain de Science-Fiction ? »
Ils s’attendent toujours à ce que je dise non, et je dis toujours oui ! Je suis fier d’être un écrivain de Science-Fiction parce que je pense que la Science-Fiction est la littérature authentique du 20ème siècle. »

Ok, si c’est lui qui le dit je m’incline !....
 

Tag(s) : #BIBLIOGRAPHIE
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